La crise des disciplines

Nous avons tenté de montrer que la caractéristique des sociétés disciplinaires n'est pas tant l'enfermement que la segmentarisation, et l'enfermement n'est rien d'autre qu'un cas institué de la segmentarisation générale de la société. Le micro-pouvoir permet une action dans le détail, mais les disciplines entrent en crise du fait de leur contradiction interne. En effet, elles présentent toujours un objectif double, et leur crise provient de cette dualité de leur structure. Il y a d'une part une anatomo-politique, qui s'intéresse au corps, et d'autre part une bio-politique, qui s'occupe des populations. Dans Surveiller et punir, Foucault analysait l'anatomo-politique et montrait la manière dont elle entraînait le développement des disciplines. Mais, à côté de ce premier objectif, se trouve la nécessité de gérer les populations et les phénomènes de masse, et ces deux fonctions de la société disciplinaire se trouvent sans cesse en opposition. Pour comprendre ce point, il nous faut revenir sur la segmentarisation de ces sociétés.

Nous avons vu qu'une société disciplinaire se caractérise par des diagrammes, comme le panoptique, qui sont de pures fonctions, que l'on doit "détacher de tout usage spécifique", et que Deleuze nomme des machines abstraites. Dans l'organisation de la société disciplinaire, on trouve deux niveaux de segmentarisation.

Il y a d'une part la segmentarité que l'on pourrait dire "dure" ou encore "rigide", qui correspond aux différentes institutions. Ce sont là des machines concrètes, au sens où Foucault parle de machine-prison, mais aussi de machine-école, de machine-hôpital, et Deleuze les nomme des agencements.

[Les agencements] prélèvent sur les milieux un territoire. Tout agencement est d'abord territorial. La première règle concrète des agencements, c'est de découvrir la territorialité qu'ils enveloppent. (14)

Ces institutions, du fait des "prélèvements" qu'elles instaurent, conduisent à un problème similaire à celui qui a conduit à la crise des sociétés de souveraineté : ces prélèvements ralentissent les flux, pénalisant ainsi le fonctionnement de l'ensemble. Mais les agencements communiquent dans la machine abstraite, qui les homogénéise de manière souple, par une micro-segmentarité diffuse. Ainsi, tous les agencements se ressemblent, et tous ont pour modèle la prison, ce qui aboutit à la structure carcérale des internats, des hôpitaux ou des casernes. Cependant, un agencement est toujours traversé par ce que Deleuze nomme des "lignes de déterritorialisation" (15), qui peuvent ouvrir sur d'autres agencements, et qui, dès lors, entraînent une reterritorialisation. C'est de cette manière que l'agencement disciplinaire s'est diffusé, en se retérritorialisant sur l'école, sur l'hôpital etcŠ ; c'est là une "déterritorialisation négative" (16). C'est ainsi que le panoptique peut être considéré comme la source d'intelligibilité de la caserne, de l'université, aussi bien que de la prison. Les différentes institutions ne sont rien d'autre que la reterritorialisation d'une même fonction (le panoptique) sur des territoires différents qu'elle restructure de manière identique.

Les sociétés disciplinaires sont en crise du fait des ralentissements introduits par les segmentarisations rigides, qui entrent nécessairement en conflit avec les pointes de déterritorialisation. Le problème fondamental vient des mutations subies par le capitalisme, qui est passé d'un état "compressif" originaire à un état "dispersif" (17). Le capitalisme compressif est celui des stocks et de l'accumulation, il est formé par un travail matérialisé et sédimenté et garde toujours la composante de l'acte productif humain, qu'il réifie. C'est avec lui qu'apparaît la figure du "capitaliste" que l'on trouve chez Marx, le plus souvent individualisée, insérée dans une dynastie fondée ou perpétuée par elle. Par opposition, le capitalisme dispersif relègue la production de l'acte humain comme un sous-facteur de richesses ; il doit gérer des flux financiers, source de l'enrichissement, mais ne les matérialise pas par un processus d'accumulation. Bien au contraire, il veille toujours à maintenir une circulation fluide des capitaux, et ne repose pas sur des individus mais sur des multinationales, des réseaux d'influence qui naissent de participations croisées extraterritoriales et ne sont effectivement possédées par personne. Le grand changement a été la transformation de l'usine, segmentée mais toujours très fortement liée à un territoire, hypertélique, en l'entreprise, modulable et capable de gérer les déterritorialisations. Deux choses conduisent à cette crise : il y a d'une part le fait que de plus en plus d'individus échappent aux maillages, remettant ainsi en question le modèle disciplinaire sur le plan intérieur (18), mais il y a aussi un changement au niveau économique avec le passage dans le Marché mondial, qui est essentiellement un flux, difficilement assignable à des segmentarités. Peu à peu, la rectitude stricte des disciplines s'est vue débordée par le flux qu'elle devait traiter. C'est une erreur de croire que notre société actuelle est disciplinaire, et ce n'est pas ce que dit Foucault. Nous sommes en fait dans ce que Deleuze appelle un "dispositif disciplinaire" (19).

Le dispositif est évolutif, capable d'intégrer la nouveauté et le devenir. Les oeuvres de Foucault décrivent ce que nous ne sommes déjà plus, mais il parle, dans ses entretiens, de ce que nous sommes en train de devenir : il archive, traitant de ce fait dans ses livres de ce que nous quittons, et c'est cette distance par rapport à son champ d'étude qui permet la réalisation d'une cartographie. Les "lignes d'actualisation", notre devenir contemporain, ne sont pas analysées mais "diagnostiquées" : Foucault se tient au chevet de nos sociétés malades, en pleine crise, suivant l'évolution à mesure qu'elle se produit. La normalisation marque la fin nécessaire des disciplines, car elle suppose une homogénéisation si parfaite qu'elle ne permet pas de répondre à l'irruption de la nouveauté. En contrôlant les virtualités des individus, elle les oriente vers une ligne d'intégration actuelle, mais cette ligne est toujours changeante, mouvante, alors que la discipline est strictement réglée, laissant très peu de marge de manoeuvre. La discipline impose des directions aux virtualités, d'où la naissance de résistances dans la mesure où ces directions sont originellement variables, distinctes, et qu'il faut les forcer à s'orienter de concert. De plus, elle veut optimiser la vitesse, mais à l'intérieur d'un territoire précis, et non au niveau du jeu incessant et complexe des déterritorialisations et des retérritorialisations. Le problème qui se pose est donc celui de la "vitesse infinie" du capitalisme, et non plus de la "vitesse relativement élevée" de la production. Les enjeux qui structurent notre capitalisme actuel, le Marché, ne sont plus des enjeux de production, puisqu'on assiste à la disparition des stocks, à l'apparition de la gestion à "flux tendu", et à la délocalisation des unités productives dans les pays du Tiers-Monde (20). Vers quel modèle nous dirigeons-nous alors ? Deleuze nomme cela les "sociétés de contrôle", où ne s'exerce plus une discipline, c'est-à-dire une orientation de virtualités vers une norme, mais un contrôle des virtualités directionnelles, ce que l'on pourrait nommer un contrôle "ouvert", adaptable, capable d'intégrer toutes les mutations du réel.

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Référence: http://perso.club-internet.fr/eldidou/philosophie/discipline/fou.htm