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Les frontières se dissolvent...
Ludger Brümmer
Ce texte est celui de la conférence prononcée en septembre 1996, à Linz (Autriche),
à l'occasion du Festival Ars Electronica 96, par Ludger Brümmer .
Depuis l'apparition de la musique par ordinateur, se sont développées, à intervalles
réguliers, différentes possibilités de faire de la musique, ouvrant de nouveaux chemins
grâce aux interactions entre auditeur et musique, entre image et son, entre son et
espace et entre langage musical et environnement. Ce faisant, les arts acoustiques
se rapprochent des arts visuels à travers cet outil qu'ils emploient tous deux. Bien
que ces diverses formes d'arts utilisent, selon le cas, différents médiums, elles
usent toutes cependant de l'ordinateur comme moyen de réalisation de leurs idées, et parlent
donc un même langage, au moment de la programmation de la machine. Quelque soit l'oeuvre
à créer par l'intermédiaire de l'ordinateur, l'artiste doit, à ce moment, parler
le langage des machines, découpant les problèmes en parties, et les rassemblant en
séquences de programmation. C'est pourquoi Ars Electronica a décidé de réunir des
orientations aussi différentes que l'animation interactive, le World Wide Web et
la musique. Le rapprochement de ces différentes disciplines va même si loin que quelques oeuvres
relèvent simultanément de chacune de ces catégories.
Malgré cette conjonction, il y a un moment où les correspondances cessent : c'est le moment décisif du calcul de la fréquence d'échantillonnage grâce à laquelle
les données numériques sont analogisées
. C'est à ce moment que ces données sont destinées aux mécanismes de perception humaine,
et à leurs propriétés spécifiques. Ici se sépare langage acoustique (l'art acoustique)
et langage visuel. Les conséquences de cette ligne de partage ne concernent pas seulement les organes de perception, mais jouent aussi sur la qualité de la perception
elle-même. La faculté d'abstraction, la complexité, les affects liés aux perceptions
acoustiques diffèrent des perceptions visuelles. Essayez donc de décrire le thème
de la Cinquième de Beethoven, ou le sonal
du Centre Ars Electronica, et vous constaterez la différence entre les capacités
d'abstraction des impressions visuelles et acoustiques !... Ce fait a des répercussions concrètes sur les contenus et revendications de chaque
discipline, et fonde par conséquent leurs spécificités propres.
Donc, qu'attend-on de la nouvelle musique par ordinateur ? Ses oeuvres doivent-elles à tout prix être spectaculaires et présenter toujours davantage
de nouvelles sonorités ? Doivent-elles être de plus en plus excitantes, employant systématiquement les moyens
techniques les plus récents ? L'art obéit-il à de telles exigences, ou n'est-il pas plutôt une réponse esthétique
à une situation particulière, une réponse à des besoins artistiques ?
J'aimerais éclaircir ici quelque peu le sens de l'emploi de la technologie digitale
en musique dans la perspective des revendications citées plus haut.
Pourquoi l'introduction de ces soi-disant nouvelles technologies (transformations
et créations digitales des sons) n'a pas amené un genre tout nouveau de musique ainsi
qu'on aurait pu s'y attendre ? Il faut ici distinguer entre progrès quantitatifs et qualitatifs. Des inventions
comme celles de l'oscillateur, des filtres analogiques ou du suiveur d'enveloppe
étaient sans aucun doute des innovations qualitatives. Il n'y avait rien d'équivalent
auparavant, et c'est bien pourquoi ces innovations techniques ont ouvert de nouvelles possibilités
d'expression. Les nouvelles techniques digitales, si elles représentent bien en elles-mêmes
un progrès technique, n'offrent en réalité, au vu des techniques passées, qu'un progrès quantitatif -- les diverses méthodes de synthèse, l'échantillonnage,
le phase vocoder, le montage, le mixage, etc. Certes, nous admettons que la plupart
de ces opérations peuvent être réalisées aujourd'hui plus rapidement et avec plus
de précision. Cela constitue bien en soi des qualités -- mais quelles en sont les répercussions
sur les nouvelles musiques ?
Les techniques d'échantillonnage, par exemple, ne sont pas nouvelles. Les moyens de
transformations qu'elles permettent, nous les connaissions déjà, avec des techniques
analogiques, grâce à la Musique Concrète de Pierre Schaeffer. Ce qui est nouveau,
c'est la précision et la rapidité avec lesquelles nous pouvons réaliser ces opérations.
Et cela est certainement l'une des raisons de la popularité du sampling
-- une autre raison se trouvant sans doute dans les principes esthétiques de la musique
post-moderne. Si l'on considère les innovations technologiques des dernières années
à l'aune du progrès technique, on en vient alors à se poser la question de savoir
ce qui a changé. Le problème est que la révolution digitale nous donne -- pour les raisons
citées plus haut -- une assurance accrue de qualité technique : elle a réduit les temps de production, rendu les moyens de travail moins onéreux,
et offert un degré de précision plus élevé. Ces changements n'entraînent pas nécessairement
de nouvelles questions esthétiques ou artistiques, ni de nouvelles réponses.
D'un point de vue musical, les compositeurs utilisent les techniques numériques de
la même façon qu'ils utilisaient auparavant les techniques analogiques. Il n'est
donc pas étonnant que l'évolution esthétique dépende d'autres critères que ceux qui
commandent aux nouvelles performances des techniques de productions. A considérer, par exemple,
la synthèse granulaire (permettant de faire éclater le son) comme une acquisition
typique des techniques numériques, on ne peut, là encore, que constater que cette
nouvelle technique n'offre en fait rien de nouveau musicalement, et qu'on la pratiquait
déjà aux moyens de l'échantillonnage analogique, des générateurs aléatoires ou du
micro-montage. Une fois de plus ici, la nouveauté ne réside finalement que dans la
rapidité et la facilité accrues avec lesquelles nous pouvons réaliser ces processus.
Les acquisitions de la technique digitale posent avec d'autant plus d'urgence les
questions du contenu et de l'intention musicale. De ces moyens de production, largement
accessibles aux compositeurs, on serait en droit d'attendre une diversification de
questions et de réponses ; or ce n'est pas le cas. Nous ne devons pas nécessairement attendre que des milliers
de petits Risset et Stockhausen se concentrent sur leurs ordinateurs, déclenchant
des révolutions les unes à la suite des autres... Comme dans le domaine scientifique,
on s'aperçoit que plus la recherche avance, moins on fait de découvertes spectaculaires
faisant date. Toutes ces connaissances acquises se comportent plutôt comme d'innombrables
adjonctions d'aspects nouveaux se rapportant à un ensemble plus grand.
Pour le compositeur, les plus grandes facilités et rapidités de maniement des outils
technologiques ont pour conséquence un comportement différent par rapport aux processus
de composition. Plus le temps consacré à la composition est long, et plus, sans doute, la conception de l'oeuvre s'en trouve détaillée. En outre, les résistances qu'oppose
le médium au compositeur suscite en lui une intention de composition et une motivation
claire. Mais si les problèmes de fabrication diminuent, ce n'est pas pour autant
qu'il est plus facile de composer de la bonne musique. Les techniques digitales, qui
tendent à réduire au minimum ces résistances, ont aussi des effets négatifs pour
les compositeurs. L'accroissement du niveau de précision a pour conséquence une diminution proportionnelle du niveau de tolérance pour les défauts techniques. Ce qui a un côté
évidemment positif. Mais c'est aussi ce qui entraîne qu'on exige du compositeur qu'il
achève son oeuvre dans des délais de plus en plus brefs.
Je ne citerai comme exemple que celui de Stockhausen qui, à ma connaissance, pour
la réalisation de Kontakte
, a pu bénéficier de plus d'une année de travail et d'expérimentations aux studios
de la WDR. De nos jours, on accorde des bourses de création qui prévoient l'achèvement
d'une oeuvre en un mois !
Comment doit-on poser la question de la qualité de la musique électroacoustique ? Doit-on la poser de la même façon que pour la musique instrumentale ? Ou y a-t-il d'autres intentions compositionnelles qui entrent en jeu ?
A l'évidence il faut déjà faire la différence entre d'une part les oeuvres réalisées
par des techniciens et ayant le caractère d'études, et d'autre part celles dont la
motivation est la composition musicale elle-même.
En ce qui concerne cette différenciation entre souci technologique et souci esthétique,
il est impossible de trouver une réponse universelle parmi la diversité des oeuvres
électroacoustiques ; mais seulement un critère de classification qui répartirait ces oeuvres selon leur
motivations premières, soit technologique, soit compositionnelle. Il semble que plus
le souci technologique prime, moins le résultat soit intéressant d'un point de vue
musical. Mais il est bien difficile d'évaluer les possibilités d'innovations esthétiques
qu'offrent de telles oeuvres. En fait, nombreux sont les compositeurs à avoir été
influencés par les innovations technologiques et les déterminations esthétiques de
celles-ci. On devrait être prudent dans le jugement que l'on porte sur de telles oeuvres,
car elles détiennent quelquefois des potentialités pouvant produire un effet indirect
sur les compositeurs.
Nous pouvons donc constater qu'une nouvelle technologie n'amène pas obligatoirement
une musique nouvelle, et que ce sont les critères et les besoins esthétiques qui
nourrissent l'évolution continue du langage musical.
Pierre Schaeffer, par exemple, fut l'un des premiers à classer systématiquement les
sons en catégories, et à les ranger dans des sortes de banques de données. Par cette
catégorisation, il a créé en même temps des outils permettant l'évaluation de notions
comme celles du timbre et de la structure musicale -- ainsi que des rapports qu'elles
entretiennent.
Schaeffer, par son exemple, montre que les critères musicaux doivent être considérés
comme plus importants que les critères technologiques. A quoi servent, en effet,
les pouvoirs de la technologie s'ils n'amènent pas de langage ? On ne peut pas savoir actuellement quelles seront les évolutions technologiques
futures qui auront une incidence sur l'esthétique et le langage musical.
Les prochains développements de la musique par ordinateur naîtront peut-être d'une
technologie déjà existante, mais non encore exploitée jusqu'à présent dans les musiques
électroacoustiques : le modèle physique (Virtual Reality Instrument
). Toutefois l'expérience nous montre qu'il ne faut pas trop en attendre. Car par
beaucoup d'aspects, le morphing ne fait que refléter la réalité physique sans offrir
qualitativement de nouvelles expériences. D'une façon générale, il est intéressant
de remarquer qu'un grand nombre de techniques très excitantes, comme les réseaux neuronaux
ou les algorithmes génétiques, restent peu utilisées pour les synthèses des sons
et des structures -- ce qui n'est certainement pas un hasard. On ne peut qu'être curieux
de savoir quel emploi sera fait de la synthèse du modèle physique dans l'avenir.
(Traduction Elisabeth Rümmele)
B I O G R A P H I E
Ludger Brümmer est né en 1958, en Allemagne. Études musicales auprès de Nic. A. Huber
(musique instrumentale) et Dirk Reith (musique électroacoustique) à l'ICEM (Institut
für Computermusik und elektronishe Medien) à Essen.
A collaboré avec la chorégraphe Susan Linke (Ruhrort
) et le Nederlands Dans Theater (Riti Contour
, pour orchestre).
Concerts en Europe, Amérique et Asie.
"Visiting Scholar" au C.C.R.M.A. (Center for Computer Research in Music and Acoustic)
de l'Université de Stanford entre 1991 et 1993.
Enseigne actuellement la composition et la théorie musicale à l'ICEM de Essen.
Membre du jury du Prix Ars Electronica (Linz, Autriche) en 1995 et 1996.
Ses musiques ont reçu plusieurs prix et mentions, notamment aux concours Luigi Russolo,
Stockholm Electronic Music, et Ars Electronica (Golden Nica en 1994 pour sa pièce
The Gates of H.
).
D I S C O G R A P H I E
The Gates of H.
, CD ORF94