Table des matières
Morphologie de l'oeuvre dans l'espace virtuel :
L'illusion de la forme
Patrick Ascione
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Ce texte reprend l'un des sujets que j'ai abordé dans un
précédent article (revue Lien, n°2) sur l'aspect
morphologique de l'oeuvre acousmatique, son aspect externe, sa forme
pourrait-on dire, par opposition au contenu ou à la pensée
qu'elle développe.
L'objet de ces quelques lignes concerne donc la manière dont le contenu
esthétique, poétique ou dramatique se trouve
véhiculé par l'aspect formel de l'oeuvre, plus technique
pourrait-on dire, ou encore par le parti-pris d'écriture adopté,
conforme ou non à un modèle, à une norme habituelle ou
nouvelle.
Cette question du mode technique retenu (choix du support, prévision et
configuration des voies de diffusion, traitement du mouvement, des plans, de
l'espace virtuel ou non), sans aller jusqu'à parler de standard, (qui
fait référence à une modélisation rigide et
presqu'exclusive), ne semble pas procéder d'un choix
délibéré préexistant à la conception de la
pièce et reste de ce fait exclu du processus de création et de
construction proprement dit. La norme adoptée paraissant admise une fois
pour toutes unanimement par les divers centres et studios dans le monde. Mieux,
la technique habituelle de support et de mémorisation, du traitement de
l'espace jusqu'au dispositif de diffusion prévu pour la
représentation publique de l'oeuvre semblent parfaitement indissociables
de la discipline même. Le résultat devant obligatoirement se plier
au calibre de la stéréophonie au risque de ne pas être
crédible ou de passer pour une curiosité. Or ce qui fait la
particularité du genre n'est certainement pas d'être rivé
à une norme ou d'en dépendre à ce point.
La forme de l'oeuvre suppose surtout la façon, le savoir-faire et pour
une part, technique et moyens. Je ne crois pas à l'universalité
d'un standard de composition car il va à l'encontre de l'esprit
même de ce qui nous anime. Ainsi les moyens généralement
adoptés ont-ils cours trop systématiquement, rien a priori
ne justifiant une telle uniformisation.
Du point de vue de la lisibilité, ces moyens et méthodes
utilisés pour traduire les espaces virtuels inscrits dans nos
travaux stéréophoniques ainsi que les dispositifs mis en oeuvre
pour adapter ces espaces conceptuels aux réalités bien physiques
des salles de concerts, sont quelquefois source de débats, de
controverses ou plus simplement de questionnements. Ainsi en est-il de la
question de la perception et de la prégnance des formes et diverses
parties (sonores, spatiales) de l'oeuvre, de la localisation et de la
provenance des sons dans le lieu de diffusion, souvent de la sensation
d'omniprésence des phénomènes sonores, du masquage, etc,
-- autant de points plus évoqués aujourd'hui qu'hier par les
auteurs.
Car la manière de réaliser habituellement les pièces dans
l'optique du concert est-elle adaptée à tous les propos, tous les
styles, tous les projets, tous les tempéraments ? Nous permet-elle
toujours de transmettre de la meilleure façon nos intentions ?
C'est donc la question de la norme, des méthodes de composition en
studio, du principe de la diffusion, etc.
Par le médium traditionnel employé, à savoir la
méthode stéréophonique d'enregistrement, nous disposons
finalement de la photographie d'événements sonores
contextés, associés spontanément à un
environnement spatial directement induit par leur nature ou dépendant
d'autres événements, mais aussi (conséquence ou
organisation ultérieure) d'une autre photographie, animée,
simplifiée de leur tracé, mouvement et vitesse au sein d'un
espace virtuel approximatif destinées toutes deux à la projection
publique en salle.
Sciemment donc le compositeur produit, mais en même temps transmet
l'image, le cliché, de scènes spatiales dont il est l'inventeur,
reflet d'intentions et de souhaits tridimensionnels (mêmes s'ils sont de
nature imaginaires).
Il faut bien être conscient que nous sommes en présence, dans le
studio ou dans la salle, d'un produit final résultant d'un type bien
spécifique de techniques de composition. Et qu'il faudra par
conséquent dans un deuxième temps gérer cette
représentation et ce qui n'est qu'une image de l'oeuvre, et donc ainsi
traduire sa dimension spatiale et formelle (succession, plans,
déplacement, allure) afin de pouvoir rendre celle-ci plus
prégnante, sinon plus "réelle".
Nous acceptons tous d'ailleurs, et même parfois le revendiquons, cet
état de chose comme une particularité, et il est bien rare qu'un
compositeur en soit dupe.
Ceci impliquant au fond que la véritable forme originelle de l'oeuvre
n'existe pas et reste, dans l'absolu, à révéler. Alchimie
que peut-être tente d'accomplir l'instant de la diffusion...
Cette modélisation ou cette notion de représentativité de
l'oeuvre (parmi d'autres possibles) qui se substituerait la plupart du temps
à un original qui n'existerait que rarement pose la question de savoir
de quelle manière cet espace-image est résolu dans le lieu
de diffusion, et comment il est perçu par l'auditeur s'il ne lui renvoie
pas d'une certaine façon sa position géographique dans l'espace
réel, incontournable, de la salle de concert dans lequel il se trouve
immergé ?
La conscience de la position de son corps, de ses sens, à
l'intérieur d'un tel lieu est à mon avis plus importante qu'il
n'y paraît, pour l'écoute (repères physiques et
psychologiques) aussi bien que pour la crédibilité, la
lisibilité et la portée de l'oeuvre. Jusqu'à quel point,
en d'autres termes, est-il donné à cet auditeur de participer
à l'événement à l'instant même de son
déroulement ?
Dans bien des cas l'auditeur assiste passif à ce qui, semble-t-il ne
paraît pas forcément évoluer pour lui (ou parce qu'il est
là) et qui semble avoir déjà eu lieu ailleurs et dans un
autre temps (une retransmission radiophonique ne pose pas ce type de
problème). Ainsi sont inconsciemment occultés les raisons de
l'événement en cours, la naissance et l'émergence de ce
tout ce qui pourtant a bien l'air de se dérouler dans l'instant...
Témoin, seulement, d'une sorte de reportage, sans communion
réelle avec le sujet... Une mise en forme et en espace virtuelle induit
une perception différente du temps et renvoie à un monde
perceptif et sensible différent.
L'oeuvre virtuelle, ici l'image formelle projetée de l'oeuvre, (par
opposition à l'oeuvre concrète supposée) évoque ou
implique (puisqu'elle est virtuelle) un ordonnancement architectural
caché des formes, antérieur, qu'un ordre invisible et
oublié a agencé sous le couvert d'un système orchestral
primordial, fantôme (haut-parleur originel et idéal), qu'il ne
nous sera jamais offert ni d'apercevoir ni d'entendre...
Seuls sur la piste, les projecteurs dérisoires de la
réalité, messagers redondants, qui retracent la genèse
d'une oeuvre déjà enfouie, racontent sous nos yeux ce qui fut.
Comme ils peuvent...
Comment donc convertir cet espace-image, ces lieux imaginaires, comment
restituer ces morphologies initiales réelles ou réalistes de
formes et d'espaces ?
Si l'air et le volume des lieux n'existaient pas ou s'ils étaient en
quelque sorte eux mêmes "virtuels" ou pure illusion, si l'on pouvait
encore les moduler à merci au bout d'un potentiomètre et s'ils
avaient la faculté de s'abstraire complètement du seul fait de
l'inclusion en eux de formes spatiales artificielles et singulières, la
question de la diffusion ou de la mise en scène de nos travaux
"stéréophonisés" ne se poserait même plus...
Malheureusement ce n'est pas le cas.
Ce qui existe en filigrane, en quelque sorte symbolisé sur le support
doit être retraduit, grossi, voire exagéré, afin
d'être perçu correctement. Cette illusion formelle ou sa structure
externe ne représente au fond qu'un modèle servant de base
à la mise en forme définitive ultérieure de l'oeuvre.
Le lieu du concert (l'espace même de la salle) revêt donc une
importance considérable par rapport à l'espace fabriqué de
l'oeuvre, car il lui imprime pour une part très importante une couleur
particulière. Les volumes de ce lieu opposent des résistances
considérables, soumet le propos artistique à des contraintes, des
déformations qu'il n'est pas possible d'ignorer. Ils modifient
considérablement les intentions d'espace prédéfinies par
le compositeur (localisations, profondeurs, présences, plans) au point
que bien souvent, du beau paysage il ne reste que peu de chose...
Cette faiblesse des formes projetées et des architectures qui les
sous-tendent est donc directement dépendante de l'emploi de la technique
stéréophonique qui n'est qu'un compromis au service de la forme,
ce que j'appelle la dimension pseudo-morphologique de l'oeuvre.
Puissance de la suggestion ou bien mensonges ?
Pour bien traduire les idées, les intentions, servir parfaitement le
contenu de l'oeuvre et donc son imaginaire, il est besoin de réussir le
pari d'amener cet imaginaire, ce rêve, dans le domaine du
réel. Mais pour y parvenir il est nécessaire de se servir
quelquefois des outils mêmes du réel. Et ainsi réussir la
conversion d'un univers des représentations, lui donner corps, forme et
prégnance. C'est là que réside aussi, à mon avis,
la singularité de notre démarche, l'originalité de notre
travail, de notre mission.
Car l'artiste est seul capable de montrer ce qui ne se conçoit pas,
d'amener dans le réel ce que l'on ne voit pas, ce qui est dans
l'obscurité. De transformer l'illusion en réalité, un
court instant, celui du concert. Il montre, rend probantes des situations
pourtant inexprimables, il donne une forme à ce qui n'existe
pas !
D I S C O G R A P H I E
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