Pierre Schaeffer, 1910-1995 :<<une certaine zone objective dans la musique>>
Michel Chion
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J'ai connu Pierre Schaeffer, et sa mort me cause, comme à beaucoup d'autres, peine et deuil. Il nous manque.
Mais je ne souhaite pas parler de l'homme cette fois-ci. Assez l'ont fait, sur le moment, comme il convenait, et je ne veux pas alimenter cette tendance bien actuelle, vis-à-vis de certains penseurs qui furent également des personnalités attachantes, à faire descendre au tombeau l'oeuvre avec l'homme, en s'exprimant à leur propos comme si ces gens prestigieux n'avaient pas aussi écrit ou créé. Schaeffer a été bien assez enterré comme cela dans les hommages rendus de son vivant à sa personne, en même temps que déniés à son oeuvre -- le titre de "pionnier", attaché à son cou, ayant été un des plus efficaces pour en faire un homme du passé. Ce que j'estime avoir à dire, dans l'immédiat, est donc de ramener l'attention sur ce que Pierre Schaeffer a voulu laisser, et faire vivre indépendamment de lui et après lui, notamment sur le plus important de ses ouvrages -- un texte célèbre de nom, mais en fait méconnu, je veux parler du Traité des Objets Musicaux.
Sur ce livre, en effet, on abuserait les jeunes générations d'aujourd'hui si on leur faisait croire, en se fiant à de misérables critères de date (il est sorti en 1966), qu'il s'agirait d'un classique, assimilé et transmis par ses descendants directs et ayant apporté des notions maintenant admises, de sorte qu'il ne serait plus qu'à classer et que toute notion nouvelle formulée après lui en serait à la fois l'héritage et le dépassement. Ajoutez à cela, pour alimenter l'illusion, le tour de passe-passe consistant, dans beaucoup de textes et colloques, à reprendre plusieurs termes spécifiquement schaeffériens, mais dans un emploi plus ou moins arbitraire et sans aucune rigueur, à la carte.
En réalité, il y a eu peu de livres aussi refusés et aussi peu étudiés, proportionnellement à leur célébrité, que le T.O.M. Et deuxièmement, beaucoup de ce qui a été écrit ou théorisé après la date de sortie du Traité est à mon sens régressif par rapport à ce qu'apporte ce livre. Tous les ans, par exemple, paraissent des titres consacrés au sonore ou au musical, et qui perpétuent, ou reconstituent, la confusion pré-schaefférienne entre cause du son et objet sonore -- le dernier exemple en date étant un certain Répertoire des effets sonores, de Jean-François Augoyard et Henry Torgue (éditions Parenthèses), qui dans le même temps où il en démarque le titre -- et celui de l'ouvrage que je lui ai consacré, le Guide des Objets Sonores -- cite le Traité des Objets Musicaux avec le mélange de bienveillance et de condescendance qu'on doit à un ancêtre dépassé.
Il ne me parait pas inutile alors d'évoquer mon propre chemin.
En 1968, étudiant en musique, un an avant de commencer mon stage au GRM, je commençai, sans idée précise de ce que j'allais y trouver, la lecture d'un ouvrage de 700 pages récemment paru sous le titre de Traité des Objets Musicaux. Je le lus de bout à bout, et cette lecture fut, avec l'écoute des oeuvres de Pierre Henry et plus tard de quelques autres compositeurs électroacoustiques, une des choses qui me déterminèrent à choisir la voie de la musique concrète pour m'exprimer comme compositeur. Mais aussi, elle fut la source de ma passion pour l'étude du son et de l'audio-visuel comme objets.
Lorsque j'avais rencontré la musique contemporaine et étudié quelques-uns de ses principes, à travers notamment le livre de René Leibowitz Introduction à la musique de douze sons, et celui de Pierre Boulez Penser la musique aujourd'hui, je m'étais posé banalement la question de la perceptibilité des règles utilisés et mises en avant par les auteurs. Une question que ces auteurs et leurs commentateurs ignoraient, ou dont ils se débarrassaient hâtivement, comme plus tard, Xenakis, transposant des schémas d'un domaine -- mathématique, spatial, architectural -- dans un autre sonore et temporel, ne semblait se poser aucune question sur les phénomènes spécifiques nés de cette "projection", comme on dit en géographie. Car c'est bien beau d'appliquer les reliefs terrestres sur un plan en deux dimensions, mais que penserait-on de recherches cartographiques qui ne voudraient rien savoir des conséquences? Une démarche musicale qui revendiquait -- avec arrogance souvent -- une rigueur implacable, taxant d'empirisme et de dilettantisme toutes les autres, peut-elle faire comme si cela n'était que détail? Ce n'est pas, en effet, comme si l'on eût postulé explicitement et implicitement que cette perceptibilité n'avait plus aucune importance ; visiblement, on ne voulait pas trop se poser la question. Cela ne m'aurait pas autant frappé, encore une fois, si ces textes avaient été moins catégoriques.
C'est donc au nom de critères scientifiques, d'une exigence de cohérence et de raison -- celle-là même que je voyais exprimée dans les textes, mais non appliquée dans les oeuvres et les actes -- que je me questionnais sur ces tentatives. Or, c'était justement au nom de la rigueur scientifique, et non d'un idéalisme rétrograde et désarmé, et en fournissant des arguments objectifs, non en se frappant le coeur et en invoquant de grands mots vagues, que le Traité m'apportait, sur ces points, des réponses et des ouvertures.
Le projet de recherche de Schaeffer est bien, en effet, j'insiste (car ce n'est jamais dit) un projet scientifique, plus étayé et scrupuleux que ceux qu'il lui arrive de critiquer, et surtout, que ceux qu'on a engagés par la suite sur une grande échelle, et sur des bases caduques, employeraient-elles de "nouvelles technologies", qui dans ce cas ne servent de rien.
A l'époque où je découvris le Traité, en 1968, le nom de son auteur, Pierre Schaeffer, m'était depuis longtemps connu, comme il l'était de tous ceux qui n'étaient pas complètement ignares en musique contemporaine. Mais sa personne, son éloquence, son action historique et son prestige personnel -- tout ce à quoi ont tendu à le réduire les articles parus dans la presse française à l'occasion de sa disparition récente -- je n'en fis la connaissance que plus tard. C'était un livre, une oeuvre, qui m'avait alors enthousiasmé; une oeuvre à laquelle Schaeffer a consacré plusieurs années de sa vie , avant, pendant, et après sa réalisation -- ce qui prouve au moins qu'il y tenait, et que cet ouvrage, le plus développé et structuré qu'il ait écrit, n'était pas à noyer, à ses yeux même, dans la diversité de ses productions et de ses activités. La flamme avec laquelle il en a défendu l'acquis (que ce soit dans la postface écrite en 1977, pour la seconde édition, ou dans sa préface à mon Guide des Objets Sonores, en 1982) n'est-elle pas assez éloquente?
Hélas, beaucoup de ceux qui ont connu Schaeffer, et pris sa suite, n'ont pas manqué de relativiser le Traité, et d'en faire un titre parmi d'autres dans sa vaste production.
Le Traité de Schaeffer n'a donc pas été défendu, c'est peu dire, dans les lieux mêmes où il était logique, loyal, efficace et historiquement normal qu'il le fût; à partir de quoi, là où il était symétriquement logique que ce livre dérangeât, on ne s'est plus gêné pour nier l'ouvrage, quand on ne le pillait pas.
Il eût mieux valu, en somme, que la "déschaefférisation" menée à bien -- sous le couvert parfois d'une rituelle référence historique à son nom -- fût conduite explicitement et à découvert; au moins aurait-on su à quoi s'en tenir.
Ce livre, le Traité des Objets Musicaux, que peu de gens ont encore lu en détail et de manière approfondie, n'est donc pas un monument reconnu et qu'on peut visiter quand on aura le temps. Toujours scandaleux, réellement, car il ébranle la plupart des préjugés ou des idées; incontournable, même s'il ne dit pas tout, plein de questions vivantes et vraies, il demeure toujours la source d'une approche du son et de la musique dont il ne suffit pas de dire qu'elle est nouvelle (ce qui en soi n'aurait aucun intérêt), mais qu'elle est beaucoup plus intéressante et fondamentale qu'avant. Rien d'étonnant alors si la majeure partie des recherches consacrées depuis au même domaine est demeurée, faute d'avoir eu le courage de franchir le pas, bloquée dans les mêmes impasses pré-schaeffériennes, et a même fonctionné, à mon sens, de manière réactive et défensive, en "eau-de-boudinisant" des sujets que Schaeffer avait si bien commencé à éclairer et à structurer. Reconstituer autour de la question du sonore une inextricable pelote de psychologisme, de scientisme, d'écologisme, de sociologisme, de mysticisme et de références littéraires, en proportion variable, a été la tâche favorité, après cet ouvrage, de beaucoup de chercheurs: que ceux-ci se réclament de Cage ou de Murray Schafer, ou qu'ils prétendent créer leurs propres concepts, la plupart de leurs écrits tombent des mains, du fait d'une totale absence d'exigence théorique et de rigueur terminologique, ce qui d'ailleurs arrange globalement un milieu musical où le mot "recherche" n'est depuis longtemps qu'un alibi . D'autres travaux très prometteurs au départ, et personnels, ont vite achoppé sur leur propre prétention à repartir de zéro, et à ne rien devoir au Traité. Sans forme et sans écho, ayant perdu toute ambition autre que de faire résonner leur voix dans un concert où personne n'écoute personne, ils alimentent la confusion générale, et discréditent un peu plus auprès des gens sérieux, comme objet théorique possible, ce beau thème, le son.
Pour ma part, ayant sincèrement étudié et tenté de comprendre et de suivre les différentes notions qui ont été proposées depuis Schaeffer, telle que celles de "fait sonore" et de "paysage sonore", chez Murray Shafer (notions assez vagues et sans prétention), d'"i-son" chez Bayle (plus raffinée, mais difficile à circonscrire), ou celle d' "effet sonore" (la plus floue), j'en suis venu à la conviction que somme toute, il faut non pas revenir au concept schaefférien d'objet sonore -- car on ne l'a pas encore dépassé-- mais repartir de lui: cela, pour s'appuyer sur les questions et les contradictions qu'il est le seul à assumer et à permettre de formuler. Seul, le concept d'objet sonore permet, sans biaiser ni jouer sur les mots, de mettre en jeu une dialectique réelle, dans un domaine qui l'exige plus que tout autre.
L'objet: ce mot, il faut mesurer quelle audace et quelle incongruité, mais aussi quel coup de génie ce fut, de la part de Schaeffer, de l'introduire dans un champ où on s'ingéniait à ne pas le placer -- celui de ce qu'on appelle maladroitement la perception sonore. Il faut repartir sur la question de l'objet.
Dès 1952, donc quatorze ans avant la parution du Traité des Objets Musicaux, Schaeffer écrivait, dans A la recherche d'une musique concrète, p168:
<<Je n'aurais véritablement bonne conscience que si la démarche concrète parvenait au moins d'abord, à circonscrire une certaine zone objective dans la musique, faisant de l'objet sonore, de sa perception et de sa fabrication, un véritable objet de connaissance, c'est-à-dire d'analyse et d'expérimentation.>>
Le chapitre dont j'ai extrait ces lignes, De l'objet au sujet, rentre dans une partie de l'ouvrage intitulée L'expérience concrète en musique, et qui n'a, depuis 1952, jamais été rééditée, encore moins lue. Personne en France, non plus, n'a trouvé un centime pour aider à la parution en anglais de mon ouvrage sur Schaeffer, Guide des Objets Sonores (traduit par Christiane Ten Hoopen), et je ne parle pas des aléas de l'édition française.
Qu'on ne dise alors pas que Schaeffer est un classique!
21 septembre 1995.
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Notes
Référence, je le précise pour nos lecteurs anglophones, à l'expression familière fançaise: "transformer en eau de boudin", c'est-à-dire en quelque chose d'incolore et d'insipide.
Référence: